Il est de tradition, en optique ophtalmique, de proposer les corrections optiques par pas de 0,25D. Or les patients sont souvent sensibles à des changements dioptriques plus faibles. Des mesures réalisées sur un échantillon représentatif de patients montrent que 95% d’entre eux sont sensibles à des changements dioptriques inférieurs à 0,25D et que 44% le sont pour des changements inférieurs à 0,12D. Cet article partage les résultats de cette étude et montre comment la sensibilité des patients peut influer sur la précision du résultat de la réfraction. Il discute aussi les perspectives offertes par les nouvelles techniques de réfraction subjective précise et les verres ophtalmiques qui y sont associés.
Depuis plus d’un siècle, la tradition veut que l’on détermine les prescriptions de lunettes et de lentilles de contact par pas de 0,25D. Cette limite est en fait imposée par la technologie des instruments de réfraction subjective : en effet, lunettes d’essai et réfracteurs manuels ou automatisés fonctionnent tous avec des verres d’essai de ce pas et ne permettent que des actions séparées, et donc successives, sur la sphère, le cylindre et l’axe de la correction recherchée.
Aujourd’hui, avec l’avènement des réfracteurs à variation continue de puissance –contrôlée par pas de 0,01D et 0,1 degré et permettant d’agir simultanément sur la sphère, le cylindre et son axe–, il est possible de déterminer la réfraction subjective avec plus de précision et d’approcher au plus près de la sensibilité dioptrique réelle des patients. Pour cela des algorithmes semi-automatisés, utilisant des méthodes psychométriques associées à des techniques de réfraction vectorielle, ont été développés [1].
Au cours des études menées pour la validation de ces nouvelles techniques de réfraction [2], des mesures de la sensibilité des patients ont été réalisées. La suite de cet article présente les résultats de ces mesures et en discute les implications et les perspectives.
Mesure de la sensibilité dioptrique des patients au cours de la réfraction
Les mesures de la sensibilité dioptrique des patients ont été réalisées au cours d’examens subjectifs de la réfraction pratiqués sur des patients à l’aide d’un réfracteur à variation continue de puissances(*) et au moyen d’algorithmes semi-automatisés de détermination de la réfraction. Elles ont porté sur un échantillon de 146 patients représentatifs d’une population d’amétropes : l’âge moyen était de 35 ans ±13, s’étalant de 19 à 66 ans, et l’amétropie moyenne était de -2,55D ± 2,00, s’étalant de -6,25D à +2,63D.
La sensibilité dioptrique a été définie par l’écart dioptrique minimum auquel le patient est sensible. Il est évalué sur la courbe de répartition des probabilités de réponses du patient par la demi-distance qui sépare les valeurs dioptriques correspondant aux 2 points de probabilité -50% et +50% (figure 1). Ces 2 points définissent une «zone d’insensibilité» du patient, dans laquelle celui-ci ne sait pas clairement choisir entre une proposition et une autre. L’intervalle qui les sépare donne une évaluation pertinente de sa sensibilité.Par ailleurs, la valeur dioptrique Rx, correspondant à la probabilité zéro, donne la valeur la plus probable du «seuil dioptrique» ; ce dernier est établi pour chacune des composantes de la réfraction.
Les mesures ont été réalisées pour les différents tests classiques effectués lors d’un examen de la réfraction :
- détermination de la sphère sur des optotypes (lettres) ou à l’aide du test duochrome ;
- détermination de la puissance et de l’axe du cylindre (converti en valeur dioptrique) par une méthode de cylindres croisés de Jackson ;
- détermination de l’équilibre bi-oculaire par comparaison œil droit/œil gauche sur un test de lignes de lettres dissociées par filtres polarisés.
Les résultats sont regroupés sur la figure 2 et représentés, pour chaque test de réfraction, par la répartition de la proportion des patients sensibles à des valeurs respectivement inférieures à 0,125D, 0,25D et 0,375D, et supérieures à 0,375D. On peut y faire les observations suivantes :
- la sensibilité dioptrique des patients varie significativement selon le test utilisé et la composante de la réfraction recherchée. Ainsi le choix des tests pratiqués peut influer sur le résultat de la réfraction ;
- pour l’évaluation de la sphère :
- la sensibilité des patients est la plus faible pour les tests d’optotypes (lettres) : seuls 31% des patients révèlent une sensibilité dioptrique inférieure à 0,25D. Ce résultat est particulièrement intéressant –mais aussi assez surprenant – car les optotypes sont les tests les plus utilisés pour déterminer la sphère en pratique courante de réfraction et apparaissent comme étant les moins précis ;
- la sensibilité des patients est la plus élevée pour le test duochrome : 72% des patients se révèlent sensibles à des changements dioptriques inférieurs à 0,125D. Le test duochrome est donc le test le plus précis pour ajuster la valeur de la sphère.
- pour l’évaluation du cylindre : la sensibilité des patients aux changements de puissance du cylindre est inférieure à 0,125D pour 56% d’entre eux. De la même manière, la sensibilité à l’effet dioptrique de la variation de l’axe (c’est à-dire à la traduction dioptrique du changement de l’axe du cylindre) est inférieure à 0,125D pour 53% des patients. La sensibilité des patients à la variation de puissance et d’axe du cylindre est donc nettement inférieure au pas de 0,25D traditionnellement utilisé.
- pour la détermination de l’équilibre bi-oculaire : 42% des patients perçoivent des différences inférieures à 0,125D ; cela correspond à l’observation pratique courante de l’inversion de préférence d’un œil à l’autre lors de l’introduction d’une puissance convexe d’équilibre de +0,25D sur un œil –laquelle oblige, dans ce cas, à retenir l’équilibre des corrections donnant la préférence pour l’œil dominant et ce, à défaut de pouvoir retenir l’équilibre bi-oculaire exact. La sensibilité des patients à une différence de correction entre l’œil droit et l’œil gauche est donc, elle aussi, très souvent inférieure au pas de 0,25D généralement proposé.
Sur la base des mesures réalisées, il est possible de déterminer, pour chaque patient, un coefficient de sensibilité dioptrique globale, par la moyenne de sa sensibilité pour chacun des tests pratiqués pendant la réfraction : sphère, cylindre, axe et équilibre bi-oculaire. Si on synthétise les résultats, on peut ainsi conclure que 95% des patients présentent une sensibilité dioptrique inférieure à 0,25D et que 44% d’entre eux, soit près de 1 patient sur 2, ont une sensibilité dioptrique inférieure à 0,125D (figure 3).
Discussion et perspectives
Les résultats de ces mesures suggèrent certaines observations.
Les instruments de réfraction classiques limitent la précision de réfraction subjective.
De par le fait qu’ils utilisent des verres par pas de 0,25D, les instruments classiques utilisés en réfraction subjective sont par nature insuffisamment précis au regard de la sensibilité dioptrique réelle des patients.
Aujourd’hui, les nouvelles technologies optiques précises combinées à des algorithmes semi-automatisés de détermination de la réfraction permettent d’améliorer la précision de détermination de la réfraction subjective. C’est la sensibilité du patient qui devient alors le facteur limitant principal de la précision de la réfraction et non les limites imposées par les instruments utilisés pour la mesure.
Le choix des tests de réfraction influence le résultat.
Les mesures réalisées montrent que la sensibilité des patients varie d’un test optométrique à l’autre ; selon les tests utilisés, la précision d’évaluation des différentes composantes de la réfraction peut donc varier significativement. Or, chaque praticien exerce la réfraction selon sa technique propre et diverses méthodes de réfraction sont utilisées. Il en résulte une variabilité certaine des résultats de réfraction, selon les praticiens, qui est estimée supérieure à ± 0,50D par de nombreuses études [3].
Aussi, des algorithmes semi-automatisés de réfraction confiés aux praticiens et placés sous leur surveillance sont une nouvelle possibilité offerte aujourd’hui pour standardiser les méthodes et améliorer la reproductibilité des réfractions d’un praticien à l’autre.
La sensibilité dioptrique des patients, un nouveau paramètre à considérer.
Il est courant d’observer que certains patients sont sensibles à de très faibles variations de puissance et que d’autres le sont beaucoup moins. La mesure de la sensibilité dioptrique constitue donc une approche complémentaire intéressante à la réfraction.
En effet, un tel paramètre quantifiant la sensibilité dioptrique du patient peut, par exemple, être utilisé pour :
- ajuster les pas de variation des puissances du réfracteur au cours de la réfraction elle-même : utilisation de pas plus petits si le patient est sensible et de pas plus grands dans le cas contraire ;
- choisir le type de verres correcteurs à proposer au patient : verres par pas de 0,25D ou par pas de 0,01D, en fonction de la sensibilité propre du patient ;
- intégrer dans la conception même du verre un nouveau paramètre de personnalisation lié à la sensibilité dioptrique du patient.
La mesure de la sensibilité dioptrique des patients ouvre assurément de nouveaux champs d'investigation.
Le pas de 0,01D est nécessaire pour approcher au plus près de la sensibilité des patients.
S’il semble évident que les patients ne sont pas sensibles à des changements de puissance de 0,01D, il est en revanche nécessaire, pour approcher au plus près de leur sensibilité dioptrique, de pouvoir contrôler très exactement les puissances optiques qui leur sont présentées.
Le contrôle des puissances à 0,01D près lors de la réfraction est ainsi un outil précieux pour accéder à la sensibilité réelle des patients, laquelle est souvent proche de 0,10D, voire inférieure.
Le surfaçage digital permet de fabriquer des verres par pas de 0,01D.
Utilisée depuis plus d’une dizaine d’années, la technologie du surfaçage digital permet de fabriquer les verres ophtalmiques avec une grande précision. Puisque les réfractions n’étaient réalisables que par pas de 0,25D, ce savoir-faire ne pouvait être mis à profit pour fabriquer des verres avec des pas inférieurs à 0,25D.
Mais aujourd’hui, grâce aux réfracteurs subjectifs à variation continue de puissance qui permettent de déterminer la réfraction exacte du patient, il devient possible de développer une nouvelle catégorie de verres calculés sur la base d’une réfraction déterminée par pas de 0,01D. La performance des systèmes de conception et de calcul des verres peut ainsi être pleinement exploitée pour cibler la puissance exacte de la prescription. De tels verres seront prochainement disponibles et permettront de proposer aux patients une correction plus proche de leur amétropie exacte.
Conclusion
Si le pas de 0,25D est considéré depuis longtemps comme étant une limite naturelle à la précision des corrections et des équipements optiques, des mesures montrent que la majorité des patients sont sensibles à des variations plus faibles. L’évolution des techniques de réfraction subjective, d’une part, et le savoir-faire en matière de conception et de fabrication des verres, d’autre part, permettent d’accéder aujourd’hui à une plus grande précision de la correction optique. Celle-ci est intégrée dans le calcul et la fabrication des verres, par pas de 0,01D, afin de s’approcher au plus près de la sensibilité dioptrique des patients. C’est donc à une amélioration de la précision de toute la « chaîne de la correction optique » que nous invitent aujourd’hui les progrès de la technologie, ce afin d’offrir aux patients des corrections optiques (encore) plus précises !
(*) Réfracteur Vision-R 800 développé par Essilor Instruments. Étude conduite au Centre de recherche et développement d’Essilor International à Singapour.
Références bibliographiques
[1] Longo A, Meslin D. Une nouvelle approche de la réfraction subjective. Les Cahiers d’Ophtalmologie. 2019;230:59-63. [2] Joret P, Ong WS, Hernandez M, Marin G. Validation of a new subjective refraction methodology, Vision and Physiological Optics conference, Athens (2018).
[3] Woog K, Pichereau L, Péan V, Gatinel D. Répétabilité intra-examinateurs et reproductibilité inter-examinateurs d’une réfraction subjective. Réalités Ophtalmologiques. 2019;264:48-54.